Merry Christmas !

Quelle meilleure occasion que Noël pour retrouver celui que l'on considère comme son frère ? Après tout, et c'est bien connu, c'est une fête qui se passe en famille. Et c'était un peu ce qu'était Ian pour moi; plus qu'un meilleur ami, un frère, un confident. L’avantage de cette relation est que vous pouvez passer des semaines, des mois loin l’un de l’autre, et vous retrouver ensuite sans que jamais les liens ne se délitent. Ainsi nous ne nous étions pas vus depuis plusieurs semaines et ce jour du 24 décembre nous avait paru le meilleur pour nous retrouver. J’avais donné rendez-vous à Ian dans ce petit restaurant, pas luxueux et plutôt banal, au croisement de la 73ème rue et de San Mar Street, loin des paillettes du Manhattan de l’élite. C’était simple, ça nous ressemblait.

La clope au bec, je regardais défiler les voitures tout en marchant jusqu’au lieu du rendez-vous. Il faisait frais, mais un froid sec, agréable. New York respirait l’air de décembre, à peine entré dans l’hiver. Il émanait ce petit quelque chose propre aux périodes de fêtes, cette odeur dans l’air… Celle qui vous fout le sourire aux lèvres dès que vous passez le pas de la porte. Et puis, dans ce quartier plus reculé du luxe, une multitude de petits signes trahissaient Noël : les décorations peintes sur les vitrines des bars et des restaurants, les guirlandes lumineuses suspendues autour des fenêtres des habitations, les couronnes sur les portes… C’était ça aussi, Noël, un gros cliché.

J’arrivais devant la porte du restaurant. Je l’ouvris puis pénétrais à l’intérieur de la pièce lumineuse et chaleureuse. Devant moi s’étendaient une dizaine de tables décorées, en écho aux guirlandes qui ornaient la vitrine du restaurant. Deux enceintes accrochées au haut des murs opposés de la salle passait du rockabilly à bas volume. Le tout dégageait une ambiance bonne enfant. C’était parfait. La serveuse me vit lui faire signe d’un « nous sommes deux » avec les doigts ; elle me répondit de m’installer, accompagnant ses mots d’un sourire. Je choisis une table excentrée, surplombée d’une nappe rouge et d’une petite bougie. Je m’installai sur la banquette avant de frotter mes mains l’une contre l’autre, les réchauffant, fraiches encore de l’extérieur. On s’approcha pour me tendre deux menus ; je remerciai puis me mit à parcourir la liste des plats quand je sentis un courant d’air frais pénétrer la salle. Je relevai la tête et souris. Je n’avais pas eu longtemps à attendre.

Ian s'approcha de moi le sourire aux lèvres. Ça me faisait chaud au cœur de le voir ainsi, il semblait heureux en cette période de fin d'année. « Ça me fait plaisir de te voir... Comment vas-tu ? - Je vais bien, très bien. Je suis content que tu passes le réveillon avec moi ! Mais, dis-moi, comment vas-tu, toi ? Ton visage semble s'être illuminé... Et je ne te croirai pas si tu me disais que c'était simplement l'effet que Noël fait sur toi ! » Je lui souris en coin, lui enjoignant un regard complice et malicieux. Ça faisait tant de temps qu'on se connaissait lui et moi, je pressentais qu'il s'était passé quelque chose dans sa vie. Ou qu'il se passait quelque chose... Mais il n'était pas obligé de tout déballer sur le moment. J'avais tout mon temps pour l'écouter parler. L'eau avait coulé sous les ponts, on avait pas mal de choses à rattraper à propos de la vie de chacun. Puisqu'il venait simplement de s'asseoir et que je ne voulais pas le mettre d'emblée mal à l'aise, je fis signe à la jeune femme travaillant dans le restaurant; elle approcha. « Mon ami et moi allons vous prendre deux bières, s'il vous plaît. » Ma phrase se ponctua d'un discret clin d’œil... On ne perd jamais les bonnes habitudes.

A peine plus de quelques dizaines de secondes plus tard, la silhouette féminine réapparu et posa sur la table deux verres remplis du liquide ambré. Je m'en saisis et enjoignis Ian à faire de même; levant mon verre à hauteur de poitrine et l'avançant vers lui. « Portons un toast ! A nous, à Noël, et au bon vieux temps ! » Je lui adressai un grand sourire avant de plonger le nez dans le verre. C'était une sorte de petite habitude, comme on en a avec ceux avec lesquels l'on est complice de tout. Dès qu'on se retrouvait, pour passer un peu de temps, une soirée ensemble, entre frères, c'était à la bière qu'on tournait, bonne vieille bibine indémodable. Alors on engloutissait une douzaine de petites bouteilles brunes chacun... et parfois on terminait sous la table, certes, mais ça nous faisait un bien fou de n'être que tous les deux à le faire pour cette soirée ci. Pour un fêtard comme moi, ces soirées avec Ian étaient comme de grands bols d'air frais; ça me revigorait.

Les premières goulées avalées je me penchais de nouveau vers lui, le regard pétillant. « Alors, dis-moi tout. » Comme un véritable gosse j'étais pendu à ses lèvres, attendant chacun de ses mots comme le dessert qu'on sait avoir mérité après de longs efforts. Je retombais des années en arrière. C'était d'ailleurs souvent comme ça qu'on finissait : deux gosses, deux gamins racontant les pires histoires, du vécu, des fantasmes, des souvenirs et des hontes. La soirée venait à peine de commencer; à voir comment celle-ci allait se dérouler...

Vraiment, seules les fêtes de Noël lui donnaient ce sourire ? J’aurais pu en croire des trucs, mais ça, j’en doutais… Pour moi, il y avait une fille dans tout ça ! Et je ne tarderai pas à lui sortir les vers du nez… D’ailleurs, en parlant de lui sortir les vers du nez, un léger détail venait de me revenir en tête… enfin, « détail », c’est un cruel euphémisme quand on a son nom affiché noir sur blanc sur Gossip Girl. Je ne suis pas un lecteur, mais il y a des bruits auxquels ont ne peut échapper… surtout quand ça concerne une personne avec laquelle vous êtes proche. « Qu'est-ce que tu veux savoir ? Toi ! Dis-moi tout, pour changer ! » J’avais soudain du mal à répondre à son enjouement. Je tentais tant bien que mal de ne pas le mettre mal à l’aise. Je bus une gorgée de ma bière et mis quelques temps avant de lui répondre. « Eh bien, moi, tu sais, ça ne change pas beaucoup ! Toujours la même chose, toujours autant la débauche. D’ailleurs, si tu veux tout savoir, j’ai couché avec cet asiatique qui travaille dans un petit café dans Brooklyn, et c’était… délicieux. » Je lui adressai ce sourire en coin, complice et provocateur. J’ai jamais vraiment su ce qu’il pensait de ma vie si chargée de sexe, de drogue, cette dépravation la plus totale. Je vivais dans un tout autre monde que le sien. Et puis, ça m’amusait toujours de lui raconter ce genre de choses et lui laisser s’imaginer ce qu’il voulait, poussé par ce regard malicieux que je lui lançais, devant son air mitigé face à mes conquêtes. Est-ce que ça le dégoutait ? Est-ce qu’il trouvait ça immoral ? Ou bien est-ce qu’il lui arrivait de m’envier parfois ? Je ne faisais que me poser éternellement ces questions, sans jamais vraiment chercher à y trouver une réponse. Quoiqu’il en soit, après le prélude je voulais en venir à ce qui me titillais la langue. « D’ailleurs, mon cher Ian, il semblerait que tu n’aies pas été très sage ces derniers temps… Et que tu sois entré dans le cercle des proies de Gossip Girl. » Je laissais planer quelques instants mes mots. Mes doigts jouaient autour du verre de la bouteille de bière. En remontant le regard vers mon frère, je constatais quelque chose d’imprévu et qui me déconcerta : il arborait ce parfait faciès de la surprise la plus totale. La perplexité se dessinait sur ses sourcils, et dans ces yeux put se lire une angoisse naissante, ainsi que l’interrogation la plus grande. « Merde, Ian, t’étais pas au courant ? » Il vivait décidemment bien à des années lumières de notre Manhattan étincelant de déboires et la sphère étudiante portée par son adulation des gosses de riches et des ragots les plus cruels sur leurs vies « parfaites ». Je fourrai la main dans la poche de ma veste en en sortis mon téléphone. Je pianotais quelques instants sur les touches et le posai sur la table, tourné en sa direction. Je lui laissais le temps de se saisir du petit objet noir et de se familiariser avec le contenu de l’écran, puis « Alors, mec, dis-moi, c’est quoi cette histoire ? »

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